L’information parle d’elle-même : l’édition 2011 du salon 1.618 est annulée (1.618 est le premier salon dédié au luxe durable qui a vu le jour en 2009 au Palais de Tokyo à Paris). Il est vrai que si la première édition avait été un franc succès, l’épisode suivant avait eu plus de mal à convaincre.
Problème de formule ? Problème de positionnement ? Problème d’offre ?
Il faut dire que le salon n’était pas forcément lisible pour un public non averti. Du design de poubelle de tri à un concept d’hôtel écologique, d’un roadster électrique à des bijoux en or éthique, de la mode à la cosmétique bio, l’ambition était de couvrir l’ensemble des domaines de « l’écologie premium ».
Un projet ambitieux ne regroupant pourtant qu’une poignée d’exposants sans grand nom pouvant servir de locomotive à l’ensemble. La sélection rigoureuse avait beau regrouper des marques pointues comme Absolution et Iroisie en cosmétique bio ou Commuun et Valentine Gauthier en mode bio, celles-ci n’ont encore qu’une notoriété relative pour le grand public.
Or un salon ne peut se construire qu’en comptant sur 2 publics bien distincts:
- les professionnels acheteurs qui viennent rencontrer, découvrir, tester, acheter
- les particuliers qui viennent s’amuser, comprendre, toucher, sentir, goûter
Mais 1.618 n’avait pas la taille critique pour attirer les professionnels et n’était certainement pas assez « packagé » pour les particuliers. Cette belle initiative avait cependant le mérite d’exister et il est certes facile pour moi aujourd’hui de relever les détails qui ont pu précipiter l’annulation de l’édition 2011 du salon 1.618.
Là où je veux en venir c'est à la question sous-jacente et centrale qui se pose et qui reste la légitimité et l’avenir du thème en lui-même : le luxe durable.
Il est assez largement accepté aujourd’hui que ces 2 concepts présentés un temps comme incompatibles forment une association logique et, je l’espère, bientôt indissociable. Je ne reviendrai pas aujourd’hui sur les doutes et les questions qui se posent et je vous demande donc, convaincu ou non, de bien vouloir partir du principe que la notion de luxe durable fait sens pour le reste de votre lecture.
Toute logique qu’elle puisse paraître, l’association du bio et du luxe ne semble cependant pas systématiquement convaincre d’un point de vue commercial : l’aventure Care de Stella McCartney en cosmétique bio de luxe a certainement refroidit PPR et dissuadé les autres grands noms du luxe de se lancer dans cette voie avant un moment. Le Bon Marché, temple du luxe parisien, a annoncé la prochaine fermeture de son rayon dédié à la cosmétique naturelle et la Beauty Room du Printemps peine à convaincre (en terme de vente sonnantes et trébuchantes au m², seul critère valable pour ces enseignes). Alors que les produits certifiés bio envahissent les linéaires des supermarchés, les initiatives des acteurs du luxe ne sont pas légion et restent timides.
Stella McCartney
Alors que se passe-t-il ? Les consommateurs à fort pouvoir d’achat se foutent-ils tous de leur santé et de celle de la planète ? Les grandes maisons sont-elles confrontées à des difficultés techniques insurmontables pour « greeniser » leurs produits ? Est-ce que je suis le seul à encore y croire ?
Les causes sont à mon avis multiples :
- Un problème marketing manifeste
Pour simplifier, on peut considérer que l’achat d’un produit de luxe est motivé par le plaisir. Le plaisir d’être, d’avoir, d’offrir ou de paraître.
Or la communication des produits bio de grande consommation est encore aujourd’hui principalement fondée sur la peur : peur d’un environnement irrémédiablement souillé ou peur d’effets néfastes sur la santé. La mode des « sans »en cosmétique bio (sans parabène, sans huile minérale, sans conservateurs, etc.) en est l’exemple le plus parlant.
La démarche consiste donc à vendre un produit en indiquant ce qu’il n’est pas. Il est défini par la négative et on amène le consommateur à choisir le produit certifié bio par opposition à un autre et non pas pour ce qu’il est en lui-même. Le caractère bio devient ainsi l’unique argument de vente. Or l’achat d’un produit de beauté n’est-il pas avant tout dicté par la recherche d’un effet cosmétique ? Le choix final repose donc avant tout sur une promesse d’efficacité et non une garantie d’innocuité…
Réflexe naturel, le consommateur de produits de luxe, exposé lui-aussi à cette communication de masse, complète alors la liste par lui-même: sans efficacité, sans actifs, sans parfum agréable, sans plaisir… et donc sans intérêt !
Les marques et les annonceurs ne sont pas les seuls fautifs : la presse et les journalistes le sont également. En isolant les produits bio pendant des années dans les pages de leurs magazines, ils ont de fait créé une frontière dans l’esprit du consommateur. Cette ségrégation induit l’obligation inconsciente de faire un choix : je consomme du bio ou je n’en consomme pas.
Autre effet secondaire : un phénomène d’amalgame pour le consommateur qui fait que la moindre déception conduit à remettre en question les produits bio dans leur ensemble. En règle générale, si l’achat d’un produit vous déçoit vous tirez un trait sur la marque, quand un produit bio vous déçoit vous tirez un trait sur le bio…
Heureusement la donne a changé et les produits bio ont acquis leurs lettres de noblesse en apparaissant en dehors des « pages vertes » aux côtés des autres produits comme il se doit et aurait dû toujours être.
- Un contexte peu propice
Il ne faut également pas oublier que la crise a donné des sueurs froides à de nombreux acteurs du luxe, les plus fragiles ayant vacillé (l’Italie a été plus touchée que les groupes français). Il n’est donc pas illogique de constater une certaine aversion au risque des principaux acteurs pour qui défricher le marché du luxe bio n’est pas un chemin dépourvu d’embûches.
Il ne faut également pas oublier que tous leurs yeux sont tournés vers les nouveaux Eldorados du luxe, Chine en tête. Qui oserait prétendre que l’argument écologique soit un facteur de succès sur ces marchés à la consommation de luxe encore peu mature ? Et si les ventes de luxe en Europe se maintiennent, une récente étude a révélé qu’entre 30-40% des produits de luxe achetés en Europe le sont par les touristes venus d’Asie (Japon compris). Est-ce que cela signifie pour autant que le luxe bio ne pourra exister que lorsque les notions d’écologie et de développement durables se seront imposées sur la planète entière ? Pas nécessairement… et il n’est pas non plus impossible que la conscience écologique naisse et se développe à grand train dans ces sociétés qui évoluent très rapidement.
Kami Organic
- Une évolution non dénuée de risques
Le plus gros obstacle au développement du luxe bio reste selon moi la protection des positions acquises par les marques. La première maison de luxe de premier plan (j’entends par là les Chanel, Louis Vuitton, Dior, Hermès, Gucci et consorts) qui se lancera réellement, correctement (mais je leur fais confiance pour cela) et « en grand » dans le bio va irrémédiablement légitimer le luxe durable et obliger plus ou moins ses concurrents à le suivre sur cette voie.
Mais qui aurait intérêt à légitimer le luxe bio ? Quand on s’appelle Chanel et que l’on est assis sur la rente incroyable du Chanel N°5, sur le podium des meilleures ventes de parfum depuis des décennies, pourquoi aller légitimer la parfumerie bio au risque de reléguer son best-seller au rayon des vieilleries ? Quand on s’appelle Louis Vuitton et que sa toile Monogramme (du plastique…) est reconnue dans le monde entier, pourquoi se séparer de ce produit icône ? Quand on s’appelle Hermès et que ses cuirs sont reconnus comme les plus beaux au monde, pourquoi renoncer à ce savoir-faire en adoptant un procédé de tannerie végétale aux résultats imparfaits ? La liste des « conflits d’intérêt » est sans fin.
La démarche est plus aisée lorsque l’on part d’une page blanche, à l’image de Stella McCartney et sa ligne de soins bio Care lancée en 2006, mais beaucoup plus complexe quand il s’agit de se réinventer et s’attaquer inconsciemment aux produits qui sont à la source du succès (et de la rentabilité) de sa marque. Lancer une gamme bio apparaît en effet inévitablement comme une remise en cause de l’innocuité des autres produits, persévérer dans le non bio aujourd’hui revient au contraire à clamer qu’ils sont irréprochables et parfaitement « safe » pour l’environnement et le consommateur.
Mais la reconversion du luxe n’est pas non plus totalement impossible. Et le premier qui bouge risque de prendre une avance considérable en construisant la légitimité et les positions qui assureront son succès et de belles rentes à l’avenir. Ces mêmes bastions que tous essayent de protéger aujourd’hui. Alors mettre du charbon dans la locomotive du changement ou risquer de laisser passer le train ? Le dilemme du prisonnier façon direction marketing…
Mais les solutions pour préparer l’avenir sans prendre de risque existent. Et la plus simple est certainement d’acquérir des jeunes marques prometteuses qui assurent l’accès à un savoir-faire, un réseau de partenaires et une position de choix sur un marché en devenir. LVMH a ainsi commencé à placer ses billes en investissant par exemple dans la maison Edun, marque de mode bio anglaise créée par Bono et sa femme.
Edun
Alors quel avenir pour le luxe durable ?
Les principaux acteurs du luxe bio sont encore en majorité des marques de niche qui travaillent d’arrache-pied pour construire leur image et leur légitimité sur le marché du luxe. Qu’elles s’appellent Patyka, Kami Organic (anciennement filiale de Kenzo), 2moss, Valentine Gauthier, Honoré des Prés ou 66°30, ces marques prouvent qu’un luxe bio et durable, authentique et chic, raffiné et légitime est possible. Merci à eux et je pense qu'elles méritent d’avoir leur place au Panthéon des grandes maisons de demain.
Merci pour ce bel article.
RépondreSupprimerPour information, 1.618 ne s'arrête pas, bien au contraire ! l'organisation va générer des conférences et des workshop en 2011 et travaille déjà sur la version 2012 !!
A bientôt!
1.618
Tous les salons rencontrent actuellement de grandes difficultés et ceci, quels que ce soient leur secteur d'activité (Beyond Beauty, Bijorhca ...).
RépondreSupprimerLa cause en est la crise que nous vivons, la baisse de la consommation et la restriction des budgets "communication" des entreprises.
De ce fait, certains salons réduisent leur surface d'exposition, d'autres sont reportés à l'année prochaine, ce qui est le cas du salon 1.618 Sustainable Luxury Fair.
Il ne faut peut-être pas tirer de conclusions trop hâtives. 1.618 ne souffre pas d'un problème de formule, de positionnement ou d’offre mais plutôt d'une conjoncture défavorable.
@ Anonyme 1 : Je suis ravi de lire que 1.618 est toujours actif et va bientôt renaître dans sa version originelle !
RépondreSupprimer@ Anonyme 2 : Je suis parfaitement conscient du lien inévitable entre les difficultés des salons et le contexte économique difficile et incertain. Il semble que le plus gros de la crise soit passé cependant et j'avais été heureux de constater qu'elle n'avait pas eu d'impact (pas visible en tout cas) sur l'édition 2010.
Je ne porte aucun jugement sur le salon 1.618 et ne tire aucune conclusion mais je ne fais que poser les questions légitimes d'un fervent défenseur du luxe bio qui voit sa plus grande manifestation annulée...
L'impact de la crise sur les salons a commencé en 2009 et ne cesse de s'amplifier. Elle devrait normalement atteindre son paroxysme en 2011, ce qui n'est pas sûr compte tenu des difficultés de l'Europe à sortir de la crise.
RépondreSupprimerVisitant de nombreux salons, je constate qu'en 2011, elle touche tous les salons et de manière importante.
Espérons donc que la situation s'améliore rapidement car les salons professionnels sont un élément important de l'économie, ne serait-ce que pour leur soutien au tourisme d'affaires !
RépondreSupprimerJe tiens à te féliciter pour cet excellent article ! Moi-même passionnée de cosmétiques bio, je suis impressionnée et émerveillée de lire un billet aussi pointu et fourni. J'ai testé les marques Patyka et Absolution, et ce sont des produits de haute qualité qui sont très agréables à voir et à utiliser. Par contre, je dois avouer qu'ils ne sont pas très abordables pour ma modeste bourse ^^' Mais c'est évident qu'ils sont des références dans le luxe bio et j'espère que tous ceux qui se lancent dans ce créneau arriveront à perdurer.
RépondreSupprimerMerci beaucoup Ariane !
RépondreSupprimerIl y a de la belle actu côté Absolution, à venir bientôt sur le blog :)
bravo pour ce blog et pour ce bel article.
RépondreSupprimerHeureuse d'apprendre que 1.618 poursuit sa route car je me demandais ce que devenait ce salon.
Pour ma part, je trouve que le bio en grande surface est une bonne chose. Des milliers de femmes n'auraient jamais approché le bio autrement. Sensibilisées par cette approche, certainement des centaines d'entre elles pousseront-elles un jour la porte d'un Naturalia, NO PEG ou autre boutique spécialisée.
Quant au Luxe dans le Bio, ce segment encore un bébé doit faire son chemin...
Merci !
RépondreSupprimerJe suis d'accord avec vous : le bio doit être accessible au plus grand nombre et sa généralisation dans les rayons des grandes surfaces ne peut qu'être bénéfique en ce sens.
Quelle belle analyse.
RépondreSupprimerEntièrement d'accord. 1.618 faisait d'ailleurs déjà apparaître ce clivage entre les nouveaux entrants du luxe, qui peuvent transporter les valeurs du durable et du respectable jusque dans leur ADN, et ces maisons séculaires du luxe, pour qui avancer vers l'écolo et le bio peut paraître aussi prometteur que risqué.
Je partage la même analyse que toi également sur le sujet de l'écologie rangée "à part" en terme de communication, et qui a longtemps (et ça continue) construit son message sur la peur, repris ensuite dans le marketing des produits du même type. Ou alors du marketing technique et incompréhensible par le commun (950 de CO2 pour ma boite de petits poids, c'est bien ou pas ?). J'ai pour ma part décidé de ne parler que de plaisir associé au bio, comme Ecocentric. Parce que ce qui motivera les gens à plus se tourner vers le bio, c'est lorsqu'il percevront immédiatement tout les plaisirs qui y sont associés. Et lorsqu'on leur expliquera que l'accès à ces plaisirs ne signifie pas renier son quotidien ou son existant. Car, au final, face à une "offre" orientée plaisir, le consommateur aura tendance à choisir celui qui est le plus porteur de valeur (à prix quasi équivalent). Vrai pour le monde du luxe ou les clients historique sont à la recherche de rêve (il faut que le luxe responsable continue de faire rêver) et de valeurs en phases avec les leurs.
Je vois bien que l'idée a du mal à passer. Et notamment du côté du monde Green. Je me fais régulièrement allumer par des bien-pensants lorsque j'explique ce point de vue... qui me parait pourtant nécessaire.
;))
Erick
Merci Erick pour ton analyse. Aucun doute que je peux te confier les clés du blog Ecocentric les yeux fermés :) !
RépondreSupprimerMerci beaucoup pour cet article. je fais justement une mémoire de recherche sur l'eventuel avenir des cosmétiques bios de luxe. Votre réflexion m'a énormément apporté! je suis convaincue que les marques de luxe vont tôt ou tard se lancer..
RépondreSupprimerNatacha
Merci Natacha ! Puisses-tu avoir raison...
RépondreSupprimerN'hésite pas à lire l'article du blog sur le repositionnement luxe de Patyka, c'est assez emblématique du changement qui est en train de se dérouler dans le monde de la cosmétique bio.
Si tu veux publier le résultat des conclusions de ton mémoire, le blog ecocentric accueillera ta prose avec grand plaisir :)